De gentilles fadaises circulent sur le Net, nous en recevons tous régulièrement. Entre les prières new-age, les vrais-faux messages bouddhistes ou autres qui nous menacent gentiment de représailles spirituelles si nous ne transmettons pas la missive à au moins dix personnes dans les trois jours, les canulars millénaristes, les photomontages dévoilant des secrets de polichinelle, pléthore de révélations sentencieuses nous parviennent, transmises par des personnes parfois pétries de bonnes intentions et convaincues de propager la Bonne Parole qui sauvera le monde. Si seulement ! J’adhèrerais tout de suite, car comme le disait Pierre Dac : « Si tous ceux qui pensent avoir raison n’avaient pas tort, on ne serait pas loin de la vérité ! »
Une lectrice de mon site pensees-philo-ludiques.com m’envoie une missive moralisatrice, écrite par un auteur anonyme (je rends hommage à son opportune modestie), visiblement croyant, s’essayant avec assez peu de bonheur au sophisme démonstrateur ; sa diatribe tente maladroitement d’illustrer l’erreur d’un raisonnement aux arguments captieux, tout en tirant une conclusion qui ne l’est pas moins.
Faire montre de conviction personnelle est respectable, mais pourquoi sombrer dans le tendancieux en revendiquant une pseudo-authenticité des propos énoncés ? Dans le message qui suit, ils sont attribués à Albert Einstein.
Je vous le transmets en raccourci, ce genre de factum ayant la particularité d’offrir avec insistance (« Ce que l’orateur ne peut donner en profondeur, il le donne en longueur » notait Montesquieu) le beau rôle au défenseur de « la vérité » et celui d’ahuri à son interlocuteur qui, de savant au départ, se trouve pris au dépourvu par la logique du locuteur. Après tout, c’était une tendance chez Platon qui prêtait aux sophistes des propos historiquement non tenus, faisant la part belle à Socrate par l’entremise de réponses intelligentes mais tout aussi spéculatives. Pour un homme qui abhorrait le théâtre, Platon ne manquait pas de capacités scénaristiques. Mais lui, au moins, écrivait bien et l’ensemble avait un sens.
Il est des histoires à dormir debout, telle celle du lit vertical…
Voici l’historiette écourtée :
Un professeur universitaire défia ses élèves avec cette question : « Est-ce que Dieu a créé tout ce qui existe ? (…) Si Dieu a tout créé, Il a donc aussi créé le mal puisque le mal existe et, selon le principe de nos travaux qui définissent ce que nous sommes, alors Dieu est mauvais. » (…)
Le professeur était heureux de lui-même et se vantait devant les étudiants d’avoir su prouver encore une fois que la foi en un dieu était un mythe.
(Dans la culture américaine, le rationaliste qui doute doit toujours, en préambule, paraître le plus fort pour mieux passer ensuite pour un benêt devant l’intelligence du croyant. Ainsi celui qui croit savoir n’est pas irrémédiablement mauvais mais fondamentalement stupide de ne pas souscrire aux mystères de la foi. CQFD.)
(…) Un étudiant leva la main et dit :
« Professeur, le froid existe-t-il ?
– Quelle question ? Bien sûr qu’il existe. N’avez-vous jamais eu froid ?
– En fait, Monsieur, le froid n’existe pas. Selon les lois de la physique, ce que nous considérons être le froid est en réalité l’absence de chaleur. Tout individu ou tout objet possède ou transmet de l’énergie. La chaleur est produite par un corps ou par une matière qui transmet de l’énergie. Le zéro absolu – 460°F – est l’absence totale de chaleur ; la matière devient inerte et incapable de réagir à cette température. Le froid n’existe pas. Nous avons créé ce mot pour décrire ce que nous ressentons si nous n’avons aucune chaleur. » L’étudiant continua :
– Professeur, l’obscurité existe-t-elle ?
– Bien sûr qu’elle existe !
– Vous avez encore tort, l’obscurité n’existe pas non plus. Elle est en réalité l’absence de lumière. Nous pouvons étudier la lumière, mais pas l’obscurité (…) Vous ne pouvez pas mesurer l’obscurité. Un simple rayon de lumière peut faire irruption dans un monde d’obscurité et l’illuminer. Comment pouvez-vous savoir l’espace qu’occupe l’obscurité ? (…) L’obscurité est un terme utilisé par l’homme pour décrire ce qui arrive quand il n’y a pas de lumière ».
Finalement, le jeune homme demanda au professeur : « Monsieur, le mal existe-t-il ? » Incertain, (le doute préambulaire ne vous aura pas échappé) le professeur répondit :
« Bien sûr, comme je l’ai déjà dit. Nous le voyons chaque jour dans les exemples quotidiens de l’inhumanité de l’homme envers lui-même, dans la multitude des crimes et des violences partout dans le monde. Ces manifestations ne sont rien d’autre que du mal ! »
L’étudiant répondit :
« Le mal n’existe pas, Monsieur, ou du moins, il n’existe pas de lui-même. Le mal est simplement l’absence de foi en Dieu. Il est comme l’obscurité et le froid, un mot que l’homme a créé pour décrire l’absence de foi en Dieu. Dieu n’a pas créé le mal. Le Mal n’est pas comme la foi, ou l’amour qui existe tout comme la lumière et la chaleur. Le mal est le résultat de ce qui arrive quand l’homme n’a pas l’amour de Dieu dans son coeur. Il est comme le froid qui vient quand il n’y a aucune chaleur ou l’obscurité qui vient quand il n’y a aucune lumière. »
Le professeur s’assis, abasourdi d’une telle réponse.
Le nom du jeune étudiant ? Albert Einstein.
Cette historiette n’a rien d’historique, cela se saurait ; qui plus est, Einstein a étudié au polytechnicum de Zurich, pas aux USA. On utilise souvent Einstein, comme d’autres génies ou hommes sages, pour tenter de justifier l’idée de Dieu (s’il est une idée injustifiable, par besoin comme par logique, c’est bien celle-là). Certes, il a écrit : « Je veux connaître les pensées de Dieu ; tout le reste n’est que détail*. », dévoilant ainsi sa foi, mais il a également dit : « Définissez-moi d’abord ce que vous entendez par Dieu et je vous dirai si j’y crois. »
(*A. Einstein, « Autoportrait », Pomegranate Calendars, Books, Corte Madera, CA, 1984, p.3, cité in DOGMA, Ali Melki, Science et religion dans l’œuvre d’Albert Einstein, http://www.dogma.lu/pdf/AM EinsteinScienceReligion.pdf )
Le sophisme, ou l’art de la sémantique captieuse…
La démonstration du supposé élève Einstein est un mauvais sophisme*.
*Le sophisme fut inventé par les Mégarites qui créèrent une Ecole philosophique en Grèce au 5ème siècle avant notre ère, et dont le nom vient du lieu d’origine de son fondateur, Euclide de Mégare. Les sujets abordés par l’Ecole mégarique étaient essentiellement la logique et la métaphysique. Ils appréciaient la dialectique, ce qui leur valut le surnom d’éristiques (disputeurs), parce qu’ils aimaient tourner en joute verbale la science du raisonnement.
Je conseille deux sources d’accès clair : Wikipédia – Ecole mégarique (au risque de contrarier Jacques Dufresne qui est un détracteur éclairé de Wikipedia) et « La Philosophie pour les Nuls », éditions First ; l’auteur, Christian Godin, excellent pédagogue, a l’art d’expliquer simplement ce qui demeure abscons aux yeux de beaucoup.
Le sophisme est un raisonnement déductif par l’absurde, du genre : « Vous n’avez pas perdu ce que vous avez, donc vous avez ce que vous n’avez pas perdu. Or vous n’avez pas perdu de cornes ; donc vous avez des cornes*. »
*Sophisme dit « du cornu ».
Le sophisme du crocodile, par Quintilien, auteur latin du 1er siècle, est, par contre, un modèle du genre qui invite à la réflexion : Un crocodile attrape un enfant qui jouait sur la berge. La mère le supplie de lui rendre sa progéniture mais le crocodile lui dit : « Si tu me dis la vérité, je te rends ton enfant, si tu mens, je ne te le rends pas. » La mère, avisée, lui répond alors : « Tu ne me rendras pas mon enfant ! »
Quelle que soit l’attitude du crocodile, il se trouve en contradiction. S’il ne rend pas l’enfant, la mère a dit vrai et il se trouve contraint de le lui rendre, mais s’il le lui rend, ce qu’elle a dit est faux et il doit le garder. Cette idée fut reprise par Cervantès dans Don Quichotte. Une ville, dont l’entrée était gardée et d’où l’on apercevait une potence, soumettait chaque étranger à la question : « Si tu dis la vérité, tu seras épargné et tu pourras entrer, si tu mens, tu seras pendu. » Un jour un homme se présenta et répondit : « Je viens pour être pendu ! ». Si les gardes le pendent, il a donc dit la vérité et ils se doivent de l’épargner, mais le fait de l’épargner sous-entend qu’il a menti et il doit alors être pendu. Dans ce cas, force est de constater qu’il a dit vrai et ne doit pas être pendu. (Une vraie prise de têtes, en somme !)
Il y a moyen de sortir de ce labyrinthe conceptuel, justement parce que la vérité n’est pas la véracité, et que la non-réalisation d’une chose n’implique pas que l’énoncé de la chose soit une erreur, mais peut-être simplement une prévision de sa réalisation.
Le texte sentencieusement juvénile sur le professeur et ses élèves relève du sophisme des questions – ou affirmations – multiples qui consiste à poser plusieurs éléments impliquant une interaction de cause à effet entre eux. A la question : « Avez-vous cessé de battre votre enfant ? » si l’on répond oui, on admet avoir battu son enfant, répondre par la négative semble indiquer qu’on le bat encore.
Il est aisé de sortir d’une manière cohérente de ce piège, car l’enfermement du sophisme se fonde sur l’acceptation comme vraie de l’assertion énoncée. Aussi la réponse est-elle Non, ce qui ne signifie pas que l’on continue à battre son enfant, ceci n’impliquant pas cela. « Non, je n’ai pas cessé de battre mon enfant, car pour cesser une activité, je dois l’avoir commencée. Je ne peux achever ce qui n’est pas entrepris. »
On piège souvent son interlocuteur en présentant directement ou indirectement les choses comme établies, entérinées, ce qui conduit à des conclusions erronées (combien de couples agissent de la sorte, terreau de l’incompréhension mutuelle…*).
* Et pas seulement dans les couples. Cela me rappelle l’histoire de cette mère juive, limite possessive, qui offre deux chemises à son fils, une bleue et une rouge. « Va te changer mon fils, pour que tout le monde voit que tu es le plus beau ! ». Le fils revient, après avoir enfilé la chemise bleue. La mère, l’air fâché, lui lance : « Je le savais, la rouge, elle te plaît pas, c’est ça ? »
On se souvient de nos maîtres d’école qui mettaient à mal notre logique balbutiante en annonçant : « Tout ce qui est rare est cher. Un cheval bon marché est rare, donc un cheval bon marché est cher ! ». Nous étions troublés mais, en réfléchissant, nous pouvions ne plus l’être. Ce sophisme part de deux affirmations, l’une : « tout ce qui est rare est cher » et l’autre : « un cheval bon marché est rare » ; or ces deux assertions sont contestables.
En premier lieu, il faudrait définir ce qu’est la rareté et la cherté, tout étant relatif*.
*A ce propos, Einstein qui ne manquait pas d’humour, explique : « Placez votre main sur un poêle une minute et ça vous semble durer une heure. Asseyez-vous auprès d’une jolie fille une heure et ça vous semble durer une minute. C’est ça la relativité. »
S’il faut établir une limite, une frontière distinguant la rareté de l’abondance et la cherté de l’abordable, nous nous heurtons au « Paradoxe du chauve » d’Eubulide de Milet. Un cheveu peut-il faire la différence entre un chauve et une personne qui ne l’est pas ? Certes non. Eubulide prend cet exemple : enlevons un cheveu sur la tête d’un individu et répétons l’opération jusqu’à ce qu’il soit chauve. Quand l’est-il ? Une personne avec quelques cheveux parsemés est considérée comme chauve, mais quand le devient-elle objectivement ? Nous avons là la différence entre une propriété et une qualité, la première étant objective et la seconde subjective, donc soumise à une interprétation générale mais qui peut varier selon l’interprétation personnelle. La propriété de l’eau est d’être liquide, sa qualité est d’être propre, sale, froide, tiède, etc., données qui varient selon les individus, les régions, l’éducation, les moyens, le contexte.
La cohérence de l’improbable…
Reprenons ces deux assertions :
Tout ce qui est rare est cher. C’est inexact ; apercevoir une comète ou manger des fraises des bois sauvages dans une forêt est rare, et pourtant c’est gratuit.
Un cheval bon marché est rare. C’est également faux ; il y davantage de vieilles carnes qui se vendent peu cher (ne serait-ce qu’à la boucherie – les pauvres bêtes -) que de beaux étalons qui, de toute façon, finissent par vieillir et tomber malades, ce qui conduit à les vendre à bas prix. Ces affirmations ne sont donc pas fondées.
Enfin, et assez logiquement, c’est la conclusion qui est la plus cohérente : « Un cheval bon marché est cher », car acheter un animal malade ou proche du décès, impropre à la course ni même au travail, revient très cher. Son inutilité associée aux frais que néanmoins il engendre, sans rapport pécuniaire possible, est par conséquent fort onéreuse. Donc, ce qui paraît logique (les assertions) est sujet à caution et la conclusion qui semble absurde peut s’avérer juste.
Pourquoi cette digression ? Parce que ce n’en est pas une.
La démonstration de l’élève (le pseudo Albert) n’en est pas une et sa réponse finale est plus incohérente que la négation du professeur. Au lieu d’affirmer : « Le mal est simplement l’absence de foi en Dieu », il aurait dû dire, pour rester dans la logique démonstrative précédente, « Le mal est l’absence de bien ». Toutefois, dans le contexte de la déduction, ce ne serait pas exact pour autant car cela revient à mêler des notions morales et subjectives (qualités) à des paramètres physiques – lumière et la chaleur – (propriétés) objectivement vérifiables.
Le bien et le mal ne sont pas une réalité mais une interprétation de faits. Nietzsche explique qu’il n’y a pas de phénomènes moraux mais seulement une interprétation morale des phénomènes. Le bien et le mal sont des notions abstruses du point de vue de la nature (si tant est qu’elle puisse avoir un point de vue), qui fait que les choses sont ce qu’elles sont, sans jugement de valeur, lequel relève de la conscience humaine. C’est notre capacité d’appréciation et de jugement qui nous permet de juger comme « bien » ou « mal » ce qui est et que nous constatons et, par conséquent, interprétons. Une chose, un fait, un être, un contexte ne sont, à la base, ni bons ni mauvais mais peuvent le devenir selon l’usage que nous en faisons ou l’impact qu’ils ont sur notre existence, et leur dimension positive ou négative n’est, là encore, qu’interprétation*.
L’air et l’eau sont « bons » puisque nécessaires à la vie, mais l’air dans l’estomac et l’eau dans les poumons deviennent « mauvais ».
Toutefois, il ne s’agit là encore que d’une interprétation ; si nous ne faisions pas l’expérience désagréable d’un usage inapproprié d’éléments (nourriture toxique par exemple), nous ne pourrions demeurer en vie car nous ne saurions ce qu’il est biologiquement possible ou non de faire. A ce titre la souffrance est « bonne », le mal est bon car préventif, l’expérience douloureuse nécessaire. Un enfant qui ne se cogne pas ne peut connaître les limites et contraintes de son corps.
* Nous ne parlons pas ici du mal volontaire que des pervers infligent à d’autres personnes. Un tel comportement sort du cadre de la notion de bien et de mal.
Pour finir, affirmer que « le mal est simplement l’absence de foi en Dieu » relève d’une belle innocence et méconnaissance de l’histoire. La majorité du « mal » (objectivé comme volonté de nuire, de faire souffrir) se fait précisément au nom de Dieu, de la croyance insensée que des débiles fanatiques lui portent.
Que nous voulions croire en un Dieu et penser que le mal est issu de la négligence de notre foi en lui, bien nous en fasse, mais ne prêtons pas nos pensées intimes à des personnalités qui sont, dans ce cas, prises en otage de nos certitudes. Il est plus simple de soutenir une conviction personnelle qui n’a guère besoin de fausse crédibilité pour être respectable. Si l’on veut citer Einstein, faisons-le à dessein ; il a dit suffisamment de choses sensées pour ne pas lui prêter des propos farfelus.
Je conclurai donc avec ceci : « Il n’existe que deux choses infinies, l’univers et la bêtise humaine… mais pour l’univers, je n’ai pas de certitude absolue. »
Et ça, c’est vraiment Albert qui l’a dit.
Pour une Positivité constructive,
Philippe Mailhebiau