Bonne nouvelle pour les catholiques,
le Pape François, homme bon, humble, qui allie à des qualités de fin stratège le courage de donner un coup de pied dans la termitière de l’Eglise, va absoudre les femmes qui ont avorté et les médecins qui ont pratiqué l’avortement (pour les « faiseuses d’anges » au fond des villages, on ne sait pas, mais je suppose qu’elles sont comprises dans le lot).
Ouf ! On a eu peur, mais ça va mieux. L’excommunication, peine prévue pour les catholiques qui avortent, doit être une angoisse spirituelle qui ne semble pas empêcher beaucoup de croyants de dormir, mais cela permet aux ecclésiastiques de se prendre au sérieux en rêvant d’avoir à leur merci le salut d’âmes pécheresses. Après tout, les petits garçons rêvent d’être un shérif ou Zorro, les petites filles, Barbie ou Wonder Woman, et les évêques les Justiciers divins ; laissons à chacun ses illusions de superpouvoir.
Mais à présent qu’une cargaison de croyants est absoute, la brèche est ouverte pour les suivantes. Tout est une question de temps et d’intelligence des papes (il faut reconnaître que celui-ci est particulièrement brillant et sympathique, surtout si on le compare au précédent) pour que l’Eglise cesse de se mêler de ce qui ne la regarde pas, la vie privée d’autrui, si ce n’est en donnant des conseils de manière affectueuse.
Bon, qu’est-ce que le « pardon » du Pape change concrètement ?
Rien. François le sait, et il se rit (discrètement) de l’hypocrisie ambiante ; tout au moins il me plaît de l’imaginer. Un homme si perspicace ne peut qu’être goguenard devant les fadaises dogmatiques, lui qui a côtoyé les vrais problèmes existentiels des démunis.
A mon avis, il prépare l’avenir, et de manière cohérente, efficace, et enfin généreuse. Certes, il ne dédouanera pas l’avortement (sinon il ne ferait pas long feu, le bougre, et il sait qu’il est plus utile vivant que « démissionné »), mais aujourd’hui, il décide, il choisit, il impose ; et il le fait à l’encontre de la bien-pensance de ses machos de lieutenants. Mais le plus remarquable dans l’affaire est qu’il ne décide pas seulement pour lui-même et pour l’Eglise, mais aussi pour Dieu. En cela, il démontre – si besoin était – que Dieu est influençable ; il écoute les papes, faute d’entendre les hommes.
Si cela n’était, trois hypothèses se présentent :
1- l’avortement est un « péché » aux yeux de Dieu et la gentillesse de François comme l’évolution éventuelle de l’Eglise n’y changeront rien (Hop ! en enfer les mécréantes !)
2- l’avortement est un péché seulement aux yeux des croyants ; Dieu ne s’occupant pas des affaires courantes, à quoi bon se soucier des menaces de clowns tristes parlant en son nom ?
3- l’avortement est un péché aux yeux de l’Eglise et de Dieu, et François agit donc de sa seule initiative ; son pardon est donc nul et non avenu. Sauf à influencer Dieu, comme suggéré précédemment.
Si, dans le fond, cette question de pardon pour l’avortement est intéressante car elle est une invitation à la tolérance faite par un Chef d’Eglise peu encline à la pratiquer, dans la forme, elle n’est guère sérieuse, voire quelque peu saugrenue si l’on regarde les massacres quotidiens qui se perpétuent dans une relative indifférence générale. Ainsi attire-t-on l’attention sur quelques hypothétiques futures existences quand il serait plus judicieux de monopoliser les consciences sur la protection de vies, bien réelles, détruites par la nature guerrière des hommes. Il y a, me semble-t-il, un sens des priorités.
Ceci dit, revenons au droit à l’avortement -l’IVG restant une question de morale individuelle qui ne peut s’ériger en droit ou interdiction-
qui fut l’un des lourds débats sociétaux (fut, car aujourd’hui, les soubresauts sectaires des militants anti-avortement sont semblables aux symptômes de la fin d’une mauvaise grippe, un ultime accès de fièvre dont on oubliera vite les désagréables effets).
Quand on se remémore la violence verbale qu’a déclenchée le projet de loi de Madame Simone Veil, l’on se dit que les bûchers expiatoires étaient encore chauds. Le courage et la ténacité de cette grande Dame devant l’adversité furent exceptionnels.
Une femme, aujourd’hui octogénaire, m’a raconté comment elle avait eu, faute de pilules contraceptives et confrontée à l’interdiction de l’avortement, recours aux tristement célèbres « aiguilles à tricoter » pour mettre un terme aux grossesses déclenchées par une absence d’information et de méthodes qui faisaient de l’acte sexuel, alors qu’elle était mariée, une source d’angoisse quant à ses récurrentes conséquences. Un jour que cet ultime recours vira à l’infection, elle dut subir à l’hôpital un curetage sans anesthésie et sous l’opprobre que lui imposa le médecin qui, la voyant hurler de douleur, lui lança : « Souffre, pécheresse, tu paies le prix de ton crime ! ». Il manqua de peu qu’elle y laissât la vie.
Les « anti-avortement » sont-ils pour autant des individus méchants ?
Non, mais inconscients de l’enjeu, sans doute. J’en parle en connaissance de cause car, dans ma jeunesse et à peine majeur, j’étais opposé à l’avortement ; sans militantisme, sans condamnation, mais par conviction non construite. Si l’on me demandait pourquoi, j’avançais l’argument « d’atteinte à la vie » suivi de son cortège de prétendue morale et de principes d’humanité. Je peux dire que j’avais pourtant une certaine ouverture d’esprit, probablement supérieure à la moyenne, mais là, j’étais contre (sans doute comme Sacha Guitry était « contre les femmes, tout contre ! ») sans m’être vraiment demandé pourquoi. Sans doute comme certains sont homophobes, par culture, par éducation, par peur, par ignorance. C’est con, c’est rétréci, c’est humain.
Et je l’étais, con, rétréci, humain. J’ai changé, je suis plus humain, avec un autre sens donné à ce terme.
Alors que nous abordions le sujet épineux de l’avortement (alors légalisé en France) avec une femme médecin qui travaillait en Afrique, confrontée quotidiennement à la souffrance dans des contrées difficiles, elle m’a regardé avec étonnement et, je dois le dire, avec une douceur qui contrastait avec la possible tension agressive que je devais dégager. Elle appréciait par ailleurs nos discussions humanistes et mes interrogations socio-spirituelles (je m’intéressais beaucoup à Gandhi) mais elle ne pouvait me laisser « juger » l’avortement. Elle me parla posément, désarmant toute velléité de réponse de ma part. Je n’ai oublié ni ses paroles, ni son bon sens : « Philippe, tu n’es pas une femme, tu ne sais pas de quoi tu parles. Comment peux-tu nous juger ? Et pourquoi, au nom de quoi ? As-tu autorité pour cela ? As-tu des arguments autres que ceux que l’on ressasse sans vraiment y réfléchir ? J’ai avorté quand j’étais étudiante, si je ne l’avais pas fait, je ne serais pas médecin aujourd’hui. Je travaille en Afrique, je vois tous les jours des femmes qui ne peuvent plus élever leurs enfants, qui sont malades, faibles, qui vont peut-être mourir si elles ont un nouveau bébé. Et quel avenir auront-ils, ces enfants, dans ces nids de misère ? Les gens, dans ces villages, sont des convertis chrétiens, ils écoutent l’Eglise et le Pape qui leur interdit l’usage de préservatifs et de contraception, alors ils font bébé sur bébé. Cette interdiction est criminelle. Oui, je le dis, là se situe le crime ! Alors, il m’arrive de pratiquer des avortements, et je sais que j’agis bien, pour le bien qu’il peut rester à ces femmes, pour ce qu’il leur reste de vie et de dignité, pour qu’elles cessent de souffrir des conséquences non désirées d’une activité sexuelle la plupart du temps obligée. »
Cette femme était néanmoins catholique.
Je suis resté coi devant sa logique, son implication, sa générosité, devant ma stupidité, mon aveuglement, mes certitudes prétentieuses, ma morale « gandhiesque ». Mon orgueil avait mal et cela me faisait du bien. Comme un aveugle qui voit subitement et que la lumière éblouit (ne sommes-nous pas tous, dans un domaine ou un autre, des prisonniers dans la caverne, telle que décrite par Platon ?)
De ce jour, j’ai changé ma vision sur l’avortement et, avec l’âge, j’évite -j’essaie d’éviter- de me prononcer de manière catégorique, affirmative, qui revient à croire que l’on sait alors que l’on ne peut que s’interroger, chercher, chercher encore, et vivre le plus sincèrement possible en fonction de ce que l’on considère comme bon et juste. Pour soi, pas nécessairement pour les autres.
Le problème évoqué dans ces villages africains n’est pas une généralité, heureusement, et il existe autant de raison d’avorter que d’IVG pratiquées.
Aussi, dans nos sociétés propres au consensus et enclines au politiquement correct, beaucoup d’opposants à l’avortement s’entendent néanmoins sur les exceptions tolérées. Le viol, la maladie, le jeune âge… Mais, et c’est là l’hypocrisie de la situation, si l’avortement est un « crime », ne le reste-t-il pas quelles que soient les circonstances de la grossesse ? Le fœtus d’une gamine de 12 ans est-il moins « humain » que celui d’une quadragénaire, et l’embryon d’un géniteur violeur est-il juste une matière biologique insignifiante comparativement à celui de deux époux aimants ?
Alors, de quoi parlons-nous ? Il y a « le bon fœtus » et le « mauvais fœtus », comme les bons et les mauvais chasseurs des Inconnus, le bébé que l’on assassine – horreur ! – et celui qu’il est logique de ne pas laisser vivre – Amen ! –
Et la femme qui, simplement, pour des raisons qui ne regardent qu’elle, ne veut pas d’enfant alors qu’elle est enceinte, doit-elle justifier devant la masse informe et cruelle de la bien-pensance sa décision d’avoir recours à une IVG ? Doit-elle se sentir moins honorable, mauvaise femme, mauvaise mère, mauvaise tout court ? Un tel procès d’intention est pathétique.
Franchement, si nous nous abstenions de juger, de décider pour autrui, d’imposer nos diktats,
de croire que notre morale est la meilleure, que nos croyances sont supérieures à celles de nos voisins, que notre mode de vie et notre manière de penser sont des références, ne serions-nous pas moins névrosés au quotidien et angoissés par l’avenir ? Et si nous laissions Dieu être ce qu’il est, une transposition, au mieux philosophique, au pire psychotique, de nos valeurs et exigences, de nos fulgurances mystiques comme de nos archaïsmes mentaux, si nous cessions de parler à sa place (il faut reconnaître qu’on ne l’entend pas beaucoup), n’aurions-nous pas une relation plus saine avec le spirituel ?
Vous êtes contre l’avortement ? Bien vous en fasse, n’avortez pas mais laissez les autres femmes décider de leur corps et de leur sort. Vous êtes opposé à l’alcool ? Parfait, demeurez sobre mais ne fustigez pas ceux qui en ont besoin pour faire la fête. Vous estimez que l’on ne doit pas tuer d’animaux ? Excellent, vivez pleinement votre végétarisme mais ne regardez pas les carnivores comme des barbares.
Quand les « Justes » de l’époque présentèrent une femme adultère à Jésus en lui demandant s’il fallait lui pardonner son crime ou la lapider, comme la loi l’exige, il répondit, avec son sens aigu de la rhétorique : « Que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre. »
Un silence s’installa puis une pierre arriva sur la tête de la femme. Jésus se retourna, scruta l’assemblée et s’exclama : « Là, Maman, tu exagères ! »
L’enfer est pavé de bonnes intentions ; inutile de les cirer de nos morales prétentieuses et de nos jugements péremptoires.
Alors merci qui ? Avant tout, merci Simone Veil, vraie femme, vraie mère, vraie sœur de toutes les femmes, et merci François, non pour ton pardon symbolique, mais pour le « coup de pied occulte » à l’intolérance dont certains se parent comme d’un drap de vertu.
Philippe Mailhebiau
Merci Philippe!
Comme à chaque fois un magnifique article!
Essayer de faire des choix justes et honnêtes dans sa propre vie est déjà tellement difficile, regarder en arrière et voir combien de changements sont apparus dans sa propre conscience ne permet non seulement de ne juger personne mais oblige à se méfier à chaque instant de ce qu’on pressent comme juste ou vrai maintenant et qui sera déjà dénigré ou remis en question dans un avenir proche ou lointain…
Au milieu de tant d’information déprimante, merci pour tous vos messages apaisants et revigorants.
Merci Philippe !
Une fois de plus, votre article est brillant et vous savez si bien y inclure chaque fois une bonne et vivifiante dose d’humour. Le sujet de l’avortement me touche beaucoup puisque je l’ai vécu et me suis culpabilisée longtemps pour avoir refusé cette vie. Quelques années plus tard, lorsque mon premier enfant est décédé, je me suis dit que c’était une punition du destin, le tristement ressassé « œil pour œil, dent pour dent ». A cette époque (1973) les hommes, et fort heureusement aussi les femmes, qui venaient d’obtenir le droit de vote deux ans plus tôt, menaient campagne pour ou contre l’interruption de grossesse et les arguments avancés par les « anti » ne faisaient qu’ajouter encore plus de poids à mon sentiment de culpabilité. S’il y a une chose positive lorsqu’on a vécu soi-même une IVG, c’est qu’on peut comprendre et ressentir la douleur de tant de femmes d’avoir à faire un tel choix, si tant est qu’elles puissent le faire. On devrait d’ailleurs s’abstenir de juger et de condamner même sans avoir vécu un tel drame soi-même. Encore un grand merci pour vos paroles pleines de bon sens.
Merci Anne-Lise, votre commentaire est touchant, sincère, profond, et déculpabilisant pour celles qui sauront le lire. Si j’étais une femme, cela me ferait du bien. Et en tant qu’homme, cela me fait du bien quand même !
Hûmmm! Très bon article,humour( merci mon dieu!),tact et compassion pour un sujet fort délicat et passionnel. Merci, pour cette belle maturité de sagesse qui ne peut qu’apaiser les émotions de culpabilités, de souffrances discrètes abordé rarement avec flexibilité et contextualisation pour toutes nos amies,soeurs,amantes ou compagnes ayant traversé cette expérience!