Chers amis lecteurs,
Voici un thème d’actualité regardé comme ressource morale en des temps perturbés : l’espoir.
« L’espoir fait vivre », selon l’entendement général, et l’espérance est une vertu majeure dans le christianisme. Des trois vertus théologales, la foi, l’espérance et l’amour (dans le sens de charité, d’empathie), la foi relève d’un vécu personnel dont je ne vais pas développer la portée et les limites aujourd’hui, l’amour est un élément charnière de nos civilisations et une clé de la grandeur de l’homme, mais l’espérance (dans l’acception quasi générale d’espoir, car la nuance n’est guère évidente *), est sujette à caution**.
* La langue française est riche, et j’aime une possible distinction entre l’espoir et l’espérance. L’espoir est un sentiment spontané issu d’une appréhension, voire d’une panique, une réponse intérieure et immédiate à nos peurs, nos angoisses, comme un besoin incontrôlable. L’espérance me paraît plus spirituelle, plus mystique, liée à la foi, davantage réfléchie et construite que l’espoir réactif.
Mais comme dans d’autres langues (par ex en anglais, allemand, italien, et aussi en latin) on ne fait pas de différence entre espoir et espérance, mon interprétation est peut-être superflue.
**Au sens initial du terme, de cavere, se méfier, qui a donné cautio, prudence)
Aussi, pour ce qui nous intéresse aujourd’hui, parlerons-nous plutôt d’espoir, terme revenant aux lèvres de chacun et souvent invoqué pour cette nouvelle année.
Malgré le caractère positif que l’on veut lui prêter, l’espoir ne me semble pas si opportun que cela, aucunement salvateur, et guère compatible avec l’existence volontairement positive que l’on peut décider de vivre. Je m’explique.
La question de l’espoir est abordée différemment par la philosophie et la religion. D’un point de vue religieux, l’espoir est indispensable ; les religions qui ne prôneraient pas une vie meilleure dans l’au-delà n’auraient rien à offrir pour l’éternité dont elles soutiennent connaître les tenants et aboutissants, au moins dans les grandes lignes.
Du point de vue philosophique, dont les fondements occidentaux sont grecs, l’espoir est un piège pour l’homme. Cela peut paraître étonnant mais cette vision relève d’une logique si l’on porte attention aux principes énoncés notamment par les stoïciens, qui ne sont pas les seuls à se méfier de l’espoir.
Pour saisir ce qu’est l’espoir d’un point de vue philosophique, reportons-nous au mythe de la « boîte de Pandore », à son sens premier et à la manière dont la religion chrétienne l’interprète.
Le mythe de la boîte de Pandore.
Je rappelle brièvement le mythe* : Prométhée, dont le nom signifie celui qui pense avant ou prévoyance, avait un frère, Epiméthée, celui qui pense après ou qui se ravise. Epiméthée était de toute évidence moins éclairé que Prométhée qui, en plus de son esprit vif, avait la particularité d’aimer et de soutenir les humains, estimant que les dieux étaient injustes envers eux**. Aussi, selon le mythe, Prométhée alla voler le Feu et les Arts chez Héphaïstos, la divinité des forges et du feu, fils d’Héra (l’épouse de Zeus), après avoir été introduit dans l’Olympe par Athéna, la déesse de la science, donc de la maîtrise des forces, afin de les donner aux humains.
* deux sources majeures : Protagoras de Platon, et Théogonie suivie de Des travaux et des jours d’Hésiode.
** Prométhée et Epiméthée avaient été chargés de créer les humains et les animaux, mais Epiméthée avait distribué aux animaux tous les dons, aux uns le moyen de tuer, aux autres de se défendre, par ci la fourrure et les griffes, par là les écailles et nageoires, etc. Si bien qu’il ne restait plus rien pour les humains qui se retrouvèrent nus, sans capacités particulières. Ce qui explique la volonté de Prométhée de les aider. Ce qui explique aussi que l’homme qui n’a rien peut tout avoir, lui qui n’est rien peut être tout, et puisqu’il n’a pas de place préalablement décidée, de dons spécifiques ni de fonction particulière, puisqu’il n’est pas « programmé » comme les autres animaux, il a le pouvoir de décider de ce qu’il va être. Ainsi nait la liberté de l’homme. Nous en reparlerons dans un autre article.
Par cet acte, il leur apporta la force de la vie (le feu) ainsi que les moyens de l’exploiter (la science). Zeus, le grand patron de l’Olympe, avait cependant réservé ces dons et facultés aux seules divinités ; aussi, furieux contre Prométhée, il le condamna à demeurer enchaîné sur le mont Caucase, le foie dévoré chaque jour par un aigle, foie qui repoussait chaque nuit***. (D’où peut-être l’expression « avoir les foies » !)
***lire les passionnantes conférences de Luc Ferry, collection Mythologie et Philosophie.
Zeus, jaloux et vindicatif comme la plupart des dieux (Jéhovah n’a pas le monopole des crises de colère intempestives), n’en resta pas là et décida de punir les humains (j’ai parfois l’impression que les hommes sont les boucs émissaires des dieux ; pas vous ?). Aussi, avec la participation de tous ses collègues, créa-t-il la femme (auparavant, l’homme se reproduisait on ne sait trop comment et la femme, en tant que créature individuée, était quelque peu absente). Ils créèrent donc une femme « parfaite », dotée de tous les défauts des femmes (!). Désolé, mais c’est le mythe qui le dit, ce n’est pas moi. Cette femme sensuelle et attirante s’appelait Pandora, de Pan (le total, le tout) car les dieux lui avait tous apporté quelque chose et qu’elle avait tout pour elle, tout pour plaire, avec de surcroît la capacité de conduire l’homme à sa perte ; comme Eve, d’ailleurs. C’est fou ce que les auteurs des mythes et des livres dits sacrés peuvent être misogynes !
Quand Pandore fut achevée, Zeus ordonna à Hermès, son messager, de la conduire chez Epiméthée (le nigaud de service) et de profiter du voyage pour déposer dans la demeure de celui-ci une jarre (dans le mythe, il ne s’agit pas d’une boîte) fermée, contenant tous les maux de la terre.
Hermès s’exécuta ; Epiméthée, fou de joie à la vue de Pandore, en tomba immédiatement amoureux et oublia les recommandations de son frère Prométhée de ne rien accepter des dieux, leurs cadeaux risquant fort d’être empoisonnés. Il prit Pandore pour femme et lui fit naïvement promettre de ne jamais s’approcher de la jarre. Mais un jour qu’Epiméthée s’était absenté, Pandore ne put résister à la tentation et ouvrit l’amphore pour voir ce qu’elle contenait ; ce qui était, bien sûr, le funeste dessein de Zeus. Ainsi tous les maux, maladies, fléaux et guerres se répandirent sur la terre. Mais, précise le Mythe, seul l’espoir resta au fond de la jarre.
En fait, une découverte pour les humains ; sans malheurs ni souffrance, l’espoir est inutile et n’a pas de raison d’exister. Mais une question se pose : l’espoir n’est-il pas le petit dernier des fléaux ? Nous allons voir cela plus loin.
L’interprétation chrétienne du mythe et son sens philosophique.
Dès le Moyen Age, les scolastiques chrétiens, au fait de la philosophie grecque, considérèrent en toute logique que l’espoir laissé aux humains était une bonne chose, un petit cadeau divin sur lequel l’homme pourrait compter. Mais pour les Grecs anciens, l’espoir est tout autre, et aux yeux de la philosophie aussi.
N’oublions pas que la philosophie, à l’inverse des religions, ne promet rien (un philosophe qui promet ou affirme n’est plus un philosophe, c’est un prophète) ; l’idéal de la philosophie est la liberté, la liberté par la conscience. Tout au moins est-ce ce qu’elle propose et non impose ; elle libère l’homme – ou, plus exactement, son sens est de le libérer – car elle conduit à nous détacher des illusions qui nous asservissent, des chimères qui nous ôtent la conscience de ce que nous sommes, comme de nos possibilités – certes limitées – et de la compréhension, au-delà de l’individuation, de notre place dans l’univers.
Et quelle est la pire des illusions, le summum du leurre, de la non-conscience, et de la servitude morale et intellectuelle qui en découle ? La peur, la peur de la mort ! L’être humain, même s’il passe par des phases d’insouciance délicieuse qui lui font ignorer la mort (l’adolescence par exemple), tôt ou tard réalise la précarité de l’existence, et cette prise de conscience s’accompagne de diverses formes de peurs, craintes, ou sentiments d’impuissance.
Comprenons-nous bien ; le sentiment (la peur) est bien réel, ce n’est pas une illusion, mais ce qui est un leurre, c’est la cause de cette peur, le fait de craindre quelque chose dont nous ne connaissons rien, la mort, mais que nous savons néanmoins être inéluctable. Et c’est bien là le problème, car nous avons peur de ce que nous ne connaissons pas, bien que la chose soit, et que nous sachions qu’elle est.
Connais-toi toi-même !
Aussi pour les philosophes la connaissance, la science des choses et du monde, qui passe par la connaissance de soi, comme nous y invite le « Connais-toi toi-même* » inscrit au fronton du temple de Delphes, est le remède aux peurs qui relèvent du mélange de l’inconscient de notre nature animale, de notre conscience de la mort, et de la puissance de notre imagination, ce qui n’arrange rien.
*Luc Ferry fait cette remarque pertinente : Connais-toi toi-même n’a rien à voir avec une introspection psychanalytique, mais est une invitation à la conscience de notre place dans l’univers, de ce que nous sommes vraiment dans « l’organisme vivant » qu’est le cosmos pour les Grecs. Cette sentence va de pair avec une autre qui lui est associée : Rien de trop !, qui invite à combattre l’hybris, c’est-à-dire l’excès, la démesure, qui détruisent effectivement notre existence et notre monde. En clair, sache qui tu es et ce que tu es, et ne cherche pas à vivre autre chose en t’engageant dans des voies qui ne sont pas les tiennes. Pascal l’a exprimé ainsi : « Qui veut faire l’ange, fait la bête. »
Selon la plupart des philosophes, la peur s’estompe proportionnellement au degré de connaissance.
La connaissance nous permet de relativiser, de considérer chaque chose non pas seulement pour ce qu’elle est (si on ne connaît qu’une dizaine de choses, elles paraissent d’une importance capitale) mais aussi pour sa place et sa portée dans un Tout. La conscience du Tout étant en principe sans limites (on peut ne jamais cesser de découvrir et d’apprendre), l’importance des parties du Tout se relativise d’autant.
Sans doute avons-nous tous quelques peurs irrationnelles (voire des phobies) ; il n’est pas indispensable d’aller chercher dans notre enfance les traumatismes qui en sont l’origine, mais l’objectivation de l’objet de nos peurs passe par la connaissance du sujet. Prenons un exemple : un enfant a peur la nuit car il prend les meubles pour des monstres ; son imagination le conduit même à les voir se déplacer. Il croit authentique ce que sa peur imprime dans son subconscient. Mais une fois la lumière allumée, la réalité apparaît et il constate qu’il n’y a pas de monstre. La science, la connaissance de ce qui est, du véridique (je ne parle pas de vérité), dénonce la croyance et, par la même occasion, anéantit la peur.
Toutefois, nous sommes (presque) tous des enfants face à l’inconnu, c’est pourquoi il nous effraie. Et nous attire en même temps ; l’homme est curieux, et c’est en vainquant ses peurs qu’il fait des pas de géant dans le domaine des sciences et des découvertes.
Pourquoi la peur engendre l’espoir.
Mais revenons à la peur de la mort, et nous allons voir pourquoi cette peur engendre l’espoir. Même dans l’exemple précédent, la peur de l’enfant est liée à la mort. Les meubles-monstres qui se déplacent sont dévorants. Si nous ne craignons pas la mort, qu’est-ce qui pourrait nous effrayer ? Que ce soit les Grecs anciens (Socrate, Platon, puis Aristote) les stoïciens (Marc-Aurèle, Epictète et Sénèque), les épicuriens et même les cyniques, puis les philosophes des lumières dont Descartes, ensuite Spinoza, représente une belle expression, aux philosophes du doute que sont Schopenhauer, Nietzsche, Marx et Freud qui se sont appuyés sur la démonstration logique, intelligente, et néanmoins non athée de Kant, tous s’entendent sur le fait que les diverses formes de peur sont liées à la mort.
On a peur de mourir, et si, intellectuellement, l’on admet que c’est absurde (pourquoi avoir peur de l’inéluctable ?), le fait est là, et cette peur viscérale, animale mais néanmoins consciente, est la porte ouverte au fourvoiement. La peur nuit à l’intelligence, bloque la réflexion, perturbe l’analyse. Souvent même, la peur nous rend non seulement bêtes mais méchants. Ce qui explique, sans les excuser pour autant, des réactions sordides dans des moments de panique.
Les religions (animistes, mono ou polythéistes)* usent de cette peur pour asseoir leurs enseignements doctrinaux qui prétendent savoir ce qui se passe après la mort ; le problème est que ce sont des vivants qui en parlent, et l’homme raisonnable sait que s’il y a une chose dont il ignore tout, c’est bien la mort, ou tout au moins ce qui arrive après. Et la seule notion d’un « après » est déjà une doctrine en soi.
*Le bouddhisme apparaît davantage comme une philosophie de vie qu’une religion ; c’est pourquoi il est tant apprécié par un pessimiste comme Schopenhauer qui prônait le non-sens de l’existence et son absurdité (ceci dit, je n’adhère pas à ses conclusions. Entre déprime et illusion, je comprends que l’on choisisse la seconde !).
Les stoïciens enseignaient qu’il ne fallait pas craindre la mort car tant que nous sommes, elle est absente, et quand elle est là, nous ne sommes plus ! Belle déduction. Dans le même style, il me plaît de dire qu’il n’y a aucune raison, durant notre existence, de craindre la mort car elle vient toujours le dernier jour de notre vie ! Bien sûr, ce ne sont pas ces plaisantes métaphores qui suffisent à dépasser une naturelle crainte de la mort, mais au moins nous invitent-elles à une certaine relativité.
La mort, la grande alliée des religions.
D’un point de vue social, la mort est la grande alliée des religions ; sans la mort, les religions ne pourraient rien promettre dans « l’au-delà », vendre ni espoir de rédemption, ni punition divine. C’est la peur de la mort, et surtout de ce qui peut se passer ensuite, qui conduit l’homme à la croyance, et les religions, des plus primitives à celles d’aujourd’hui, dès leur naissance et au fil de leur adaptation sociale, ont saisi l’intérêt de maintenir la peur de ce qui peut arriver après la mort, bien que personne n’en sache rien.
A ce titre, elles sont des vendeuses d’espoir – ce n’est pas péjoratif, c’est leur fonction – et les promesses faites, et en lesquelles on espère, ne reposent sur rien de concret*. Mais c’est ce qui fait le charme de la promesse et la magie de l’espoir : charme et magie, raisons pour lesquelles il plaît aux humains de se laisser séduire.
*A l’inverse des politiques qui, usant aussi de l’art de la manipulation, promettent et donnent espoir sur des thèmes plus présents et factuels. Et le mensonge n’en est que plus grossier.
A partir de cela, qu’est-ce que l’espoir, sinon le culte du manque ? Manque de repères, manque de connaissance, manque de confiance en soi, manque de certitude (même la conscience des religieux les plus affirmatifs vacille devant leurs incertitudes). On ne sait pas ce qu’il y a après la mort, c’est le vide conscientionnel* dans lequel, faute du moindre appui de réalité et d’objectivité, s’édifient les spéculations les plus fantaisistes ; alors on espère qu’il y a quelque chose, et si possible quelque chose de bien.
* J’entends par là un possible ou probable vide dont nous ne pouvons avoir conscience et, en même temps, la possible ou probable absence (vide) de conscience ; nous ne pouvons avoir conscience de ce qu’il peut y avoir ou non, comme l’idée de conscience (personnelle ou collective, individuée ou cosmique) est elle-même spéculative.
L’homme espère toujours en ce qui lui manque.
Ceci ne s’applique pas seulement à la mort, car lorsque l’on y réfléchit, on constate que l’on espère toujours en ce qui manque. Lorsque l’on espère recouvrer la santé, c’est qu’on l’a perdue ou qu’elle fait défaut. Quand on espère en l’amour, c’est qu’il n’est pas là et que l’on en est malheureux. Celui qui espère gagner à la loterie ou obtenir un meilleur poste professionnel montre qu’il est insatisfait de sa situation, qu’il lui manque quelque chose qu’il « espère » acquérir un jour.
L’homme se raccroche à l’espoir car il procure un soulagement passager, comme un « rêve éveillé » selon Freud, qui est une sorte de drogue douce, un anesthésiant moral. Aristote le disait : « L’espérance est le songe d’un homme éveillé. » Nous rêvons de devenir riche, beau et fort, que tout nous réussit, de rencontrer la femme ou l’homme de notre vie, nos pensées gambadent et nous nous voyons assouvir nos fantasmes sexuels, matériels ou autres. Mais le réveil (la prise de conscience de la réalité) n’en est que plus rude. On s’invente alors de nouvelles histoires et on espère bien que cette fois, ce sera la bonne. C’est le lot de ceux qui jouent à l’Euro Millions chaque semaine et qui font des projets les jours précédents le tirage. Ce sont des rêves éveillés, syndrome de Perrette et le pot au lait, qui conduisent à une frustration plus grande que le fantasme inassouvi.
C’est là le point noir de l’espoir, sa « perversion » fondamentale si je puis dire, le leurre qu’il représente et qui nous apparaît comme réconfortant alors qu’il ne démontre que cette évidence : nous espérons toujours en ce qui nous manque.
André Comte-Sponville, aux formules concises et jolies, écrit : « Une espérance, c’est un désir qui porte sur ce qu’on n’a pas. »
Nous espérons en une vie après la mort pour calmer nos angoisses existentielles, mais demandons-nous si ces angoisses, précisément, ne sont pas entretenues par l’espoir ? Nous savons bien, au fond de nous, que nos espoirs d’une vie meilleure après la mort ne peuvent reposer sur des bases réfléchies et objectivées.
Nombreux rétorqueront que la religion (quelle qu’elle soit) répond à ces questions existentielles. Mais ce n’est souvent qu’un pis-aller, une martingale sur laquelle on mise sans aucune garantie qu’elle fonctionne ; d’autant que le credo, pour la plupart, n’est pas choisi, le culte familial et socio-culturel (pratiqué ou non) étant accepté ou subi.
Même en ayant la foi (et c’est le paradoxe de l’agnostique que je suis ; je n’ai aucune croyance mais j’ai une sorte de foi intense. Je ne saurais et ne voudrais définir en quoi, et encore moins en « qui », sinon ce ne serait plus de la foi mais une croyance), pouvons-nous contrôler l’avenir, pouvons-nous être certains que ce que nous espérons va se réaliser ? Non, c’est pourquoi l’espoir s’accompagne toujours de crainte, comme le dit avec justesse Spinoza (Il n’y a pas d’espoir sans crainte ni de crainte sans espoir*). Et la crainte nous paralyse, nous empêche de penser correctement et d’agir convenablement pour contrôler ce que nous pouvons dans notre existence, pour maîtriser la situation autant que faire se peut. (Pour les stoïciens dont je parlais tout à l’heure, la maîtrise d’un pan de son existence, l’influence sur le destin, sont un leurre total et une absurdité. Mais je ne suis pas partisan de ce fatalisme.)
* *Ethique, chap. De l’origine et de la nature des affections. Propos probablement inspirés par Sénèque (voir plus bas).
Espérer, c’est nous en remettre à l’inconnu, à l’aléatoire, c’est reconnaître que nous n’arrivons pas à diriger notre existence. N’est-ce pas une forme de démission, une manière d’entretenir notre incapacité à décider par nous-mêmes et pour nous-mêmes ?
Je comprends fort bien ce besoin d’espoir mais je le trouve faussement rassurant. Vouloir est différent, souhaiter aussi car ces deux termes impliquent la volonté, l’action, alors qu’espérer est une forme de passivité, d’attente, d’abandon de soi qui, personnellement, ne me sied guère.
Des propos de Sénèque, dans ses lettres à Lucilius, vont dans ce sens : « Quand tu auras désappris à espérer, je t’apprendrai à vouloir » ; et : « Tu cesseras de craindre en cessant d’espérer. La crainte et l’espoir, qui paraissent inconciliables, sont pourtant étroitement unis. ».
Nous avons des excuses d’espérer que l’espoir soit une bonne chose ; notre culture judéo-chrétienne, depuis notre enfance, nous a formatés à espérer, à nous remettre corps et âme « dans les mains de Dieu », mais le résultat ne me paraît pas au rendez-vous des attentes suscitées par cet espoir. Comme la culpabilité dont on nous fait supporter le poids dès notre enfance, en raison de nos « fautes », de nos « péchés ». Les deux, espoir et culpabilité, sont liés ; l’espoir traite de l’avenir, la culpabilité concerne le passé. On espère que nos fautes passées, réelles ou imaginaires, seront pardonnées dans le futur. Un comble !
Comprenons bien que nous ne sommes jamais en mesure de changer le passé ni de déterminer l’avenir (influencer n’est pas déterminer). Aussi les regrets et l’espoir enchaînent-ils l’homme à ce qu’il ne peut changer et maîtriser. Ainsi naissent les névroses, névroses qui semblent n’épargner personne*.
*Ne les confondons pas avec les psychoses qui relèvent du pathologique. Nous avons tous des névroses, plus ou moins envahissantes, parfois celle de penser que l’on n’en subit aucune. Tout en considérant l’évolution des connaissances dans ce domaine qui invitent à nuancer certaines idées de Freud, son Introduction à la psychanalyse reste un ouvrage de référence.
J’aime cette phrase d’André Comte-Sponville : « Le sage est celui qui parvient à regretter un peu moins, à espérer un peu moins, et à aimer un peu plus ». Il est dans l’idée de l’« ici et maintenant », du présent vécu et assumé, de l’éloignement de la peur, du sens authentique du Carpe diem quam minimum credula postero, « Cueille l’instant présent et spécule au minimum de ce que sera fait demain. »
Le regret nous empêche d’aimer vraiment, d’être heureux de ce que nous avons, de ce que nous vivons, et l’espoir nous maintient dans l’angoisse du manque, dans l’attente du mieux. Quelle servitude morale ! Oui, nos angoisses sont des névroses, et notre souffrance d’inquiétude est une maladie de l’âme.
Ayons confiance…
Alors, si nous avions un peu plus confiance en nous, en notre vie, si nous appréciions un peu plus ce que nous avons déjà, notre existence ne serait-elle pas plus épanouissante, plus riche de réelles satisfactions, moins parsemée de regrets et d’attentes ? Cessons de nous focaliser sur ce que nous espérons avoir un jour car cela nous conduit inévitablement à souffrir de l’absence de la chose espérée.
Il ne s’agit pas de cultiver la satisfaction de soi et de son existence – au sens de la sensation d’être repu qui conduit à la stagnation, à l’immobilisme moral et intellectuel – mais de vivre un contentement objectif, d’entretenir une attitude mentale de gratitude, de positivité, car quoi qu’il arrive, il y a toujours des situations plus difficiles, il y a toujours des êtres qui n’ont pas et ne peuvent même pas espérer avoir ce que l’on a et que parfois l’on ne voit plus.
Vivons ici et maintenant, sans regret, sans espoir aveugle et plaintif, mais avec la volonté consciente de semer, autant dans notre tête que dans notre existence, ce que nous voulons récolter demain. Et s’il nous plaît de cultiver l’espérance mystique, qu’elle s’exprime par une sérénité non affectée.
L’espoir pouvant tenir lieu de volonté sans pour autant assurer les mêmes résultats, je pense qu’il y a avantage à le remplacer par la volonté sans espoir. Etant entendu que le « sans espoir » n’a rien de désespérant ; il exprime simplement son absence tandis que le désespoir implique sa perte, donc le regret.
Pour une Positivité constructive,
Philippe Mailhebiau
Clés à retenir :
Citation :
Espérer, c’est désirer sans jouir, sans savoir et sans pouvoir.
André Comte-Sponville