Il flotte dans l’air de notre vieille Europe un parfum de peur, d’inquiétude larvée, d’interrogations sans réponse, de perte de repères et de confiance en l’avenir. La situation internationale n’étant guère florissante ni encline à susciter l’optimisme, c’est compréhensible.
Cependant, comprendre un fait – dans le sens d’accepter – n’est pas suffisant, on devrait en comprendre – dans le sens d’analyser – les causes. Et comme toute cause a une cause, cela ne finit jamais mais permet de réfléchir. Saine activité.
Souvent comprenons-nous une situation, au sens de l’acceptation, mais ne voulons pas en comprendre les causes (au sens de l’étude, de l’analyse) car elles sont dérangeantes, inquiétantes, voire inacceptables. Néanmoins, comprendre, analyser ce qui ne nous plaît pas nous rapproche d’une possible objectivité, minimum requis pour une éventuelle action ou attitude à adopter. Prenons par exemple le racisme, le fanatisme et la violence qui ont toujours existé mais sur lesquels les regards se focalisent périodiquement. Il est utile d’en saisir les tenants et les aboutissants – comprendre leur origine, leurs applications, leurs buts – afin de les contrer intelligemment et efficacement. Les rejeter, les condamner moralement et socialement n’est pas suffisant (ne soyons pas aussi ridicule que le pseudo-chef d’Etat qui « condamne avec la plus grande fermeté… » chaque attentat ; qu’est-ce que ce serait si c’était avec la plus grande mollesse ! Heureusement qu’il précise, on a failli avoir un doute !).
L’objectivité implique un minimum de recul dans la perception et l’interprétation des évènements. Prenons une image : un doigt devant un œil tandis que l’autre est fermé et nous ne voyons que ce doigt ! Mais si nous prenons du recul, si nous nous éloignons du sujet, nous l’examinons dans sa relativité ; le doigt comme une partie de la main, elle-même partie du corps, celui-ci élément d’un tout inscrit dans un environnement particulier de plus en plus vaste. En poursuivant ainsi, nous arrivons à contempler les étoiles.
Prendre du recul permet de ne pas se contenter de la falsification du fait, de ne pas l’interpréter selon l’émotion du moment, la réactivité conjoncturelle. La réactivité est un réflexe, réflexe de peur, de survie, une prise de position immédiate qui est l’antinomie de la réflexion. Il n’est guère besoin de développer pour comprendre combien la réflexion est préférable au réflexe.
L’analyse induite par la réflexion conduit rarement à l’optimiste béat mais elle éloigne du pessimisme paralysant.
Quelles que soient les conclusions qui en découlent, l’analyse froide et distante – entendons sans passion ni peur – d’une situation donnée est un passage nécessaire et assez salutaire, psychologiquement comme socialement.
Penser par réflexe nous pousse à juger que « le monde va mal, plus mal que par le passé ». C’est une pensée défendable car le passé est notre seule référence évènementielle ; le futur n’est que spéculation et nous vivons dans l’émotion du présent (nous manquons de recul).
Est-il possible que le passé ait été plus épanouissant que le présent ? On peut le croire, on peut vouloir le croire mais l’analyse des faits tend à montrer le caractère captieux de cette assertion.
Le « c’était mieux avant ! » ne relèverait-il pas d’une mémoire sélective qui ne veut retenir que le « moins pire » ? C’est un thème récurrent depuis le 18ème siècle pour une part du Romantisme qui s’opposait à l’optimisme progressiste des Lumières (pas toujours à tort, il est vrai). Quelques générations plus tard, cette propension demeure ; regarder ce début du 21ème siècle comme la continuation décadente du 20ème, c’est-à-dire une époque durant laquelle les valeurs morales, spirituelles, sociales s’écroulent, tient d’une même démarche pessimiste, même si le constat n’est pas faux. Etre réaliste n’implique pas nécessairement le pessimisme. Et ces « valeurs » dont nous semblons nostalgiques, en sont-elles vraiment ?
La question est donc posée : le monde d’hier était-il préférable – non dans le sens de « meilleur » mais dans celui de « nous aurions préféré y vivre » – à celui d’aujourd’hui ?
Il y a juste cent ans, l’Europe vivait une guerre qui a fait près de 20 millions de morts. Trente ans plus tard une nouvelle guerre mondiale décimait 60 millions de personnes, soit environ 80 millions de tués en moins de 40 ans. Bien que l’actualité nous présente, avec un impact émotionnel savamment orchestré, les folies guerrières d’un renouveau fanatique, conséquence de pervers calculs géopolitiques, l’objectivité nous convie à admettre que l’on tue moins dans le monde d’aujourd’hui qu’il y a un siècle. (Peut-être cela va-t-il changer prochainement mais à l’heure où j’écris ces lignes, nous n’en sommes pas encore là. Si c’est le cas demain, ce genre d’article n’aura plus guère d’importance).
Interrogeons-nous sans passion et cherchons la réponse, non par réflexe mais dans la réflexion ; malgré ce bilan désastreux de 80 millions de morts et la tentation du nazisme, affres dont le monde s’est globalement remis comme de tous les malheurs que l’homme est capable de s’infliger, le 20ème siècle était-il moins progressiste que les siècles précédents ?
Ce serait oublier que c’est cette période qui vit l’émergence des sciences (commencée au 17 et 18ème grâce à Galilée, Newton, Pascal, Descartes et autres, mais dont l’effet exponentiel s’est révélé au 20ème), sciences qui impactèrent sur la santé, propulsèrent la technologie de la mécanique basique à la robotique la plus pointue, ont permit de mieux connaître notre monde et une part de l’univers dans lequel nous évoluons.
Le 20ème siècle est aussi le siècle de la liberté individuelle. Elle s’incarna comme jamais dans une partie du monde ; la liberté, par exemple, de se marier selon son choix et non plus selon celui de ses parents ou tuteurs. Cela peut paraître dérisoire au regard des millions de morts mais non, car c’est une victoire de l’amour personnel sur la tradition chargée d’obligations caduques, et ses conséquences sociales et individuelles sont majeures. Nous en reparlerons dans un prochain article.
C’est le siècle de la volonté de reconnaissance de l’égalité des femmes et des hommes – en Occident s’entend – et des deux devant la loi, extrapolation séculaire de l’égalité devant Dieu que la chrétienté a apportée. C’est durant cette période que s’est affirmée la capacité des hommes (au sens d’individus) de se soustraire à leur passé, à leur milieu, à leur condition coercitive, concrétisation de ce que Rabaut Saint-Etienne proclamait lors de la Révolution française : « l’histoire n’est pas notre code », signifiant par là que la contingence existentielle n’est pas une réalité figée et indestructible, une obligation sociale, voire morale, à laquelle nous resterions soumis. En Inde, un « intouchable » est devenu Président de la République, et dans la majeure partie du monde, une personne intelligente et douée, même sans culture et ne sortant pas d’un milieu social favorisé peut devenir millionnaire, écrivain ou artiste.
Le 20ème siècle, malgré ses horreurs paroxystiques dues, justement, au formidable développement des capacités intellectuelles, fut plus progressiste que régressif.
Il fut le théâtre d’abominations sans doute supérieures en nombre à celles des siècles précédents mais il n’a pas le monopole de l’abjection ; si l’holocauste et ses 5 à 6 millions de morts marque les esprits – à bon escient – n’oublions pas que l’extermination des « ennemis déclarés », lorsqu’ils sont faibles ou minoritaires, est une constante du totalitarisme et de la tyrannie.
Se souvient-on du massacre des Incas désarmés piégés par l’Espagnol Pizzaro et ses troupes, du légat du Pape Innocent III, Arnaud Amaury qui, pourchassant les cathares réfugiés dans Béziers que la population catholique se refusait à livrer, mit la ville à feu et à sang, jusqu’à la cathédrale dans laquelle s’étaient enfermés les derniers survivants, femmes, vieillards et enfants, en tonnant : « Tuez les tous, Dieu reconnaîtra les siens ! » ? 20.000 morts à l’époque. Peu et trop, en vérité ; l’abjection ne se compte pas au nombre de têtes tombées.
Répétitions des folies féroces de l’histoire de l’homme : d’Alexandre le Grand qui fit massacrer 10.000 prisonniers lors de la conquête de Tyr et Gaza et vendit leurs femmes et enfants comme esclaves, à l’armée de l’Etat de Qin, en Chine, qui enterra vivants 400.000 prisonniers de l’Etat de Zaho, de notre bon Charlemagne qui fit décapiter 4.500 Saxons, jusqu’à Gengis Khan qui extermina 75.000 personnes à Samarcande.
Plus près de nous, près de 10.000 protestants furent tués à la Saint-Barthélemy, 80.000 Vendéens et Chouans furent occis en quelques années pour s’être opposés à la nouvelle République. En 1915, 1,2 million d’Arméniens furent éliminés par le pouvoir ottoman et, en 1937, Staline organisa la grande purge qui fit plus d’un million de morts en URSS.
Pas une année ne se passa ni ne se passe dans le monde sans son lot de tueries, de massacres et d’abominations.
Faut-il en conclure que l’homme est fondamentalement un monstre ou le pire prédateur qui soit ? Le soutenir serait une approche simpliste. La violence et la cruauté d’un pan de l’humanité (ou d’une part de chaque être, plus ou moins exprimée) n’ont pas réussi à exterminer l’homme ni à détruire son génie ; elles n’ont pas empêché l’art et la science de se développer, l’épée n’a pas coupé la langue des poètes et le feu n’a pas brûlé la plume des philosophes et des penseurs.
Puisque le sang se mêle à la caresse, puisque les cris s’invitent à côté des chants et que la main qui frappe n’est jamais loin de celle qui se tend pour aider, regardons l’aspect positif des principes, des idées qui conduisent à l’élan et à l’inspiration, puisque la forme, souvent, est odieuse.
Ce n’est pas naïveté que prétendre que la condition humaine s’améliore, que, malgré les charniers, les pollutions, les folies qui décuplent, la conscience grandit davantage encore et peut avoir, à terme, gain de cause.
En quelques décennies, nous sommes sortis d’une coercition morale et sociale à laquelle une part de l’humanité était contrainte – une autre part l’est toujours -, pour prétendre à la liberté de penser, à la liberté de mouvement, à la liberté de changer de vie, à la liberté de bouleverser les codes sociaux qui maintenaient les individus dans leur « caste sociale » et dans leur obéissance aveugle aux Rois et Dieux imposés. C’est un pas gigantesque car plus l’homme peut décider de sa vie, moins il la met en danger par une violence insensée.
Observons les hommes violents ; sont-ils libres ? Non, ils sont prisonniers de leurs croyances, de leurs dogmes, de leurs pulsions, de leur imbécillité crasse. Plus que l’égalité (devant Dieu et devant la Loi) qui est une utopie, voire une arnaque sociale, c’est la liberté qui caractérise l’homme, qui le différencie des autres animaux qui, eux, sont programmés et obéissent à des codes naturels auxquels ils ne peuvent se soustraire. Nous sommes libres et le sommes vraiment lorsque nous pensons par nous-mêmes, lorsque nous agissons en conscience et assumons nos actes, décidés et non dictés, nous sommes libres lorsque nous refusons à quiconque le droit d’empiéter sur notre liberté et que nous nous interdisons encore davantage celui d’empiéter sur celle d’autrui.
La liberté est plus qu’un droit, c’est un devoir de conscience personnelle qui forge la conscience collective.
Non, le monde ne sombre pas dans la folie, une part du monde est fou et l’a toujours été, fou dans le sens d’insensé, dénué de « sens », le bon s’entend ; et une autre part, minoritaire sans doute, développe une forme de sagesse de manière tellement variée que la richesse spirituelle qui s’en dégage construit un monde qu’aucun inconscient ne peut détruire, faute d’y avoir accès.
Oui, je pense que l’émergence des consciences individuelles est en constante progression et qu’elle améliore dans nombre de domaines la conscience collective, comme la cohérence du collectif implique la conscience de l’individuation, même si le concept d’une possible unité doit préalablement passer par l’opposition de l’individu au collectif (la révolte de l’adolescent vis-à-vis de sa famille par exemple).
Le « c’était mieux avant » est une vision subjective et surtout partielle de l’histoire, une interprétation qui n’est pas fondée sur des critères de bilan (actif et passif), et qui donne la part belle aux sensations, impressions et pressentiments au détriment de l’analyse contrariante.
Nietzsche soutenait qu’il n’y a pas de phénomènes moraux mais des interprétations morales des phénomènes ; je souscris à cette idée. Autant de morales que d’hommes. Une morale qui nous guide doit être une interprétation de notre exigence personnelle, non dictée par autrui, et de notre volonté de nous y conformer. Morale et éthique devraient se confondre mais la nuance demeure.
Où veux-je en venir ?
Au fait que si, à notre échelle individuelle, nous ne pouvons effectivement ni intervenir sur les évènements globaux ni influencer leur cours (ou si peu), nous avons toutefois loisir d’agir sur notre propre existence (c’est le thème récurrent de mes articles, vous l’avez remarqué), et notre existence se vit ici et maintenant, non dans le passé et pas plus dans l’avenir. D’où mon désintérêt pour les regrets et ma défiance avisée vis-à-vis de l’espoir car l’homme n’espère qu’en ce qui lui manque, ce qui fait de l’espoir un culte du vide.
L’espoir est un désir ; comment désirer ce que l’on a déjà ? On ne désire que ce que l’on n’a pas, d’où le drame de la perpétuelle insatisfaction que beaucoup vivent.
Nous avons le choix entre subir ou agir : soit subir et vivre dans la crainte et l’espoir que « les choses s’arrangent » (pourquoi et comment s’arrangeraient-elles toutes seules ? le problème fait partie de la solution*), soit agir sur nous-mêmes, en nous-mêmes, pour exploiter les heures troubles et en tirer une force positive et constructive. La peur n’empêche pas de mourir mais elle empêche de bien vivre**.
Nombre d’évènements peuvent nous sortir du cycle de la vie mais jusqu’à cette heure irréversible, rien ne nous empêche de penser, de construire, de jouir, d’observer, de contempler, de partager. C’est sans doute cela la liberté.
*Pierre Dac, Grand Maître du Philo-ludique avant l’heure, relevait qu’il n’y a pas de problème pour lequel il n’y a aucune solution qui ne finisse par se résoudre de lui-même !
**Adaptation d’une phrase de Naguib Mahfouz : « N’ayez jamais peur ; la peur n’empêche pas la mort mais empêche la vie. » L’idée est bonne mais la formulation est inexacte. On peut être en vie et avoir peur ; de toute manière, pour avoir peur, il faut être vivant.
Pour une Positivité constructive,
Philippe Mailhebiau