Je fais suite à la première partie en interprétant, de mon point de vue agnostique, un passage des Evangiles que je trouve fort beau : le récit de la tempête apaisée.
Il y a quelques nuances entre les textes des évangélistes Marc, Matthieu et Luc ; aussi référence est-elle faite aux trois textes.
J’ai le souvenir que, dans mon enfance, l’un ou l’autre de ces textes était souvent lu à la messe afin de rendre témoignage des pouvoirs de Jésus-Christ. Tout en les respectant, je m’interrogeais sur l’intérêt d’apaiser une tempête puisque, si miracle il y avait eu, il ne semblait guère s’être reproduit par la suite, le Titanic et d’autres bateaux ayant sombré corps et biens. Quelques années plus tard, je compris que la beauté de l’histoire n’est pas dans le fait de sauver ou non une barque d’une tempête mais que son sens, d’une grande profondeur, se découvre dans son interprétation ; comme pour la plupart des textes religieux et mythologiques au demeurant.
Permettez-moi quelques mentions nécessaires. Dans cet épisode évangélique, Jésus commande ses disciples et leur dit : « Passons sur l’autre rive » (Marc, 4/35). Il est douteux que ce fut l’expression d’un souhait d’une promenade en bateau ; plus plausibles sont une invitation à dépasser un état existentiel, une exhortation à la transcendance dans le but d’atteindre une autre rive de son être (après quelques épreuves que les disciples vont expérimenter).
Marc (4/35) précise que c’était « le soir », moment peu favorable à la navigation, laissant à penser que l’on se réfère à un contexte ténébreux, à un manque de lumière.
Jésus dort à la poupe – à l’arrière, en retrait -, tandis qu’une violente tempête se lève. Les disciples -dont certains étaient des pêcheurs- n’ont rien vu venir et l’embarcation, est-il mentionné chez Marc et Luc, est secouée par les vents et par les flots qui menacent de la submerger.
Matthieu précise (8/24) « la barque était couverte par les flots » ; les disciples sont pris de peur tandis que Jésus continue de dormir « sur un coussin » (Marc, 4/38).
Vient le moment où, se sentant perdus, ils réveillent Jésus et lui disent : « Maître, ne t’inquiètes-tu pas de ce que nous périssons ? » (Marc 4/38), « Seigneur, sauve-nous, nous périssons ! » (Mat. 8/25). Jésus se lève alors : « il menaça le vent et il dit à la mer : Silence ! Tais-toi ! » (Marc, 4/39) ; dès lors, la tempête s’arrête ; « le vent et les flots (…) s’apaisèrent et le calme revint. » (Luc 8/24).
Après avoir maîtrisé les Eléments, Jésus sermonne ses disciples : « Pourquoi avez-vous peur, gens de peu de foi ? » (Mat., 8/26). Ces derniers, pris d’un grand trouble, se disent entre eux : « Quel est donc celui-ci, à qui obéissent même le vent et la mer ? » (Marc 4/41).
C’est une belle histoire mais… tâchons de ne pas confondre histoire et historicité.
Pour saisir le message, portons notre réflexion au-delà des personnages qui, malgré toute la sympathie qu’ils nous inspirent, sont d’une importance relative.
Historiquement, on sait qu’il y eut en Galilée un personnage charismatique, un rabbi cultivé du nom de Yeshoua qui prit comme disciples une poignée d’individus ignorants et influença un groupe de personnes grâce à un concept génial : « l’égalité des hommes devant Dieu ». Il s’agit là, à mon sens, des prémices de la démocratie.
D’aucuns objecteront que le système social grec (athénien plus exactement) était une démocratie depuis 507 avant J.-C., mais on ne peut parler de réelle démocratie – qui implique l’égalité devant la loi – puisqu’en étaient exclus les femmes et les esclaves.
Ainsi l’égalité de tous devant Dieu était une idée novatrice et révolutionnaire.
Evidemment, dans l’expression du génie, l’excès est de mise ; aussi cette promesse d’équité universelle n’était-elle pas la seule prônée par Jésus. S’y ajoutaient la vie éternelle au Paradis après la mort (c’est tentant), la résurrection de l’âme (pourquoi pas ?) mais aussi celle des corps, de la chair (là, c’est quelque peu excessif et le doute est permis, même parmi les plus fervents chrétiens), tout ceci à la condition que l’on écoute et suive la parole de celui qui se présentait comme Fils de Dieu.
On comprend que beaucoup furent charmés par ce prophète d’un genre nouveau qui prêchait davantage l’amour que la crainte de Dieu, quitte à se détourner de ce Messie providentiel et prétendre ne pas le connaître, comme le fit Pierre, dès que Jésus fut arrêté comme agitateur puis crucifié selon la loi romaine qui punissait sévèrement ce genre de délit.
On aurait pu en rester là et ne garder de souvenir de ce personnage haut en couleurs que ce qu’en rapporta l’historien romain d’origine juive Flavius Josèphe, plus quelques témoignages écrits qui seraient probablement tombés dans l’oubli. Mais grâce au zèle et à la pugnacité de Paul*, Jésus devint un « Dieu vivant », décédé corporellement mais vivant dans le cœur de ceux qui croient en lui ou, plus exactement, qui croient en ce que l’on dit de lui. Une nouvelle religion naissait et les bouleversements sociologiques qu’engendra cet événement contribuèrent à la gloire de celui qui l’inspira à titre posthume.
*Paul n’a pas connu Jésus et fut combattu par les premiers « vrais » disciples qu’étaient Pierre et Jacques – ce dernier était l’un des frères de Jésus – qui géraient l’Eglise de Jérusalem tandis que Paul, accompagné de nouvelles recrues, parcourait de nombreuses contrées et dispensait un enseignement plus construit que les simples témoignages des premiers.
Je vous invite à lire l’excellente étude historique d’Emmanuel Carrère, « Le Royaume ». A part quelques égarements personnels et gratuitement lubriques, la recherche est profonde et précise, inspirée par une propension personnelle au doute rationaliste suivi d’une foi aveugle et éventuellement salvatrice, le tout conclu par une démarche de renoncement aux croyances au profit de saines interrogations. Bravo pour la documentation et la beauté de style de nombreux passages.
Aussi n’est-ce ni l’histoire en tant que telle ni l’historicité qui nous intéressent, mais l’interprétation de l’histoire que je regarde comme une métaphore de la vie intérieure.
Usons de la symbolique pour y voir plus clair, en ne perdant pas de vue qu’un symbole doit être pris pour ce qu’il est, c’est-à-dire une interprétation spéculative d’associations récurrentes.
A ce titre, les douze disciples peuvent être mis en lien avec les douze portes de la Jérusalem Céleste – notre corps, réceptacle de l’âme, qui a aussi « douze portes » (cherchez-les, ce n’est pas compliqué !) – les douze signes zodiacaux, les douze mois de l’année, etc.
Ainsi pouvons-nous regarder les douze disciples comme l’image de notre Moi s’exprimant dans l’espace et le temps, notre nature humaine, faible et forte, inculte et curieuse, peureuse et téméraire. Ce Moi est tiraillé entre le Ça (freudien) – notre nature animale, nos sens et désirs naturels refoulés, nos instincts et pulsions – et le Surmoi moralisateur, subliminal, la part d’âme céleste, représenté par Jésus, notre esprit ou supra-conscience, d’où la référence au Christ, symbole du meilleur de ce que nous pouvons ou devrions être.
En partant de là, nous comprenons mieux l’histoire et son sens.
Jésus (l’esprit, le Surmoi) invite ses disciples (l’homme terrestre, la psyché incarnée, le Moi) à « passer sur l’autre rive », c’est-à-dire à se dépasser, à découvrir un autre pan de la vie, à atteindre une dimension spirituelle encore lointaine. Mais voilà que le petit homme n’est pas encore prêt ; prosaïquement, il est soumis aux Eléments, à sa nature atavique, il vogue sur les courants changeants de l’existence dans une barque (son corps, véhicule de son existence), secoué par « le vent et les flots ».
On retrouve dans cette précision des symboles connus, l’air étant associé au mental et l’eau aux sentiments.
Secoué par le vent et les flots signifierait alors que l’homme ne contrôle ni les pensées ni les sentiments qui le traversent (ou qu’il engendre), que le mental et l’affect sont agités par la puissance du Ça, c’est-à-dire les forces souterraines, chtoniennes. L’existence de l’être est dès lors en proie à une tempête intérieure (mal-être, peur, tristesse, illusions, tentations, passions, refoulements) et extérieure (agressivité, excès en tous genres, relations faussées, malaise conjoncturel, mise en danger) qui met en péril son embarcation, entendons son corps physique, donc son existence. La mort approchant, cauchemar inexorable de la contingence existentielle, il ne reste à cet hominien mal dégrossi, malmené entre pulsions et réflexions, qu’à réveiller l’esprit qui dort en lui. CQFD.
Le Surmoi, une fois sorti de son sommeil, commande à l’air et à l’eau de se calmer (le mental et l’affectif débridés mais aussi les forces chaotiques de la nature qui y sont liées, donc le Ça) puis montre au Moi son peu de foi, son manque de confiance en l’Esprit, le Surmoi, qui est aussi une part de lui-même, même s’il n’en a pas vraiment conscience, et dont il constate les pouvoirs avec inquiétude et admiration.
Pas facile de sortir de la caverne et d’accepter la lumière aveuglante !*
*Voir l’article : Quand notre vie change, notre entourage change aussi !
La conclusion la plus évidente conduit à penser que lorsque les choses vont mal, nous avons intérêt à nous élever vers une dimension spirituelle afin que nos pensées soient plus claires et nos sentiments plus harmonieux, conditions sine qua non pour mener une existence moins tumultueuse.
Est-ce tout ? Non. Ce ne serait déjà pas si mal ainsi mais une précision m’interpelle et me semble, sur le plan symbolique et moral (au sens d’une transcendance de ce que l’homme peut imaginer de lui-même), d’une grande profondeur.
Le point essentiel, dans ce récit, est que soit mentionné : « il y avait d’autres barques aussi avec lui » (Marc, 4/36). Posons-nous la question : que sont ces barques, et que faisaient-elles sur un lac, la nuit ? Leur présence implique qu’elles étaient pareillement prises dans la tourmente et, par conséquent, qu’elles ont également profité de la fin de la tempête.
Il y a donc, dans ce texte, bien plus qu’une idée de sauvetage personnel (quête de sotériologie comme nommaient les grecs la doctrine du salut) ; il s’en dégage une profonde conviction riche d’humanité, celle qu’un être capable d’apaiser ses tempêtes intérieures permet à « d’autres barques avec lui » – c’est-à-dire les proches, la famille, les amis, les individus qu’il côtoie – d’en bénéficier également.
A mon avis, cette métaphore est le point d’orgue de cette parabole, non pas contée par Jésus mais écrite par un ou des évangélistes.
Je la trouve admirable, magnifique de conscience collective, de responsabilisation de son existence, car on ne cherche plus seulement à « sauver son âme » mais on prend conscience que tout ce que l’on fait influe d’une manière ou d’une autre, positivement ou négativement, sur l’existence d’autrui.
Comme je vous le disais (Apaiser les tempêtes intérieures – 1ère partie), nous ne pouvons pas changer le monde mais nous pouvons améliorer, conscientiser notre propre existence ; ce faisant, nous aidons d’autres personnes connues ou inconnues, à « apaiser leurs tempêtes ».
Cela rend l’effort personnel étonnant de conséquence, justifie la positivité, conforte l’optimisme volontaire qui est une attitude raisonnée et décidée, non une négation béate des drames qui se jouent, répétitions des causes et conséquences de l’apprentissage de l’humain à devenir Homme.
Souvent nous montrons-nous petits, mesquins, ingrats et lamentables, mais nous sommes également capables d’une empathie presque sans limites, d’une force morale qui nous pousse à accomplir pour autrui ce que nous ne ferions peut-être pas pour nous-même (je pense à tous les actes d’héroïsme et de don de soi) et, en ce sens, nous sommes « des dieux » (« Vous êtes des dieux » Jean, 10/34).
Tout ceci n’est-il pas une promesse de transcendance que nous nous faisons à nous-mêmes, plus qu’un hypothétique (mais possible ; je ne puis que considérer, et non juger, l’invalidité des croyances) état de grâce espéré ?
Quoi qu’il en soit, que nous soyons ou non croyants, nos états de conscience montrent que notre être, individué ou collectif (l’humanité), malgré et en raison de son immaturité, de sa complexité, est capable de géniales fulgurances spirituelles qui prendront le pas, à terme (c’est peut-être un voeu pieux, je l’admet), sur nos abjections trop souvent exprimées.
Pour une Positivité constructive,
Philippe Mailhebiau